« La charge mentale, c’est une violence invisible qui épuise les femmes » – Interview avec Dr. Camille Fourcade, psychologue clinicienne

Dr. Camille Fourcade est psychologue clinicienne et chercheuse en psychologie sociale. Spécialisée dans les questions de genre et de santé mentale, elle dirige le centre Équilibre à Lyon et mène des recherches sur la charge mentale féminine. Elle vient de publier « L’épuisement invisible » aux éditions Payot. Nous l’avons rencontrée pour décrypter ce phénomène majeur de santé publique.


Effets Secondaires : Dr. Fourcade, la « charge mentale » est devenue un terme à la mode. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Dr. Camille Fourcade : C’est bien plus qu’un terme à la mode, c’est une réalité clinique que je vois tous les jours dans mon cabinet. La charge mentale, c’est ce travail invisible et permanent de gestion, d’anticipation, de coordination que portent majoritairement les femmes.

Concrètement ? C’est penser aux courses, aux rendez-vous médicaux des enfants, à l’anniversaire de belle-maman, au fait qu’il faut changer les draps, prévoir le repas de demain… Tout ça simultanément, en permanence, même en dormant parfois ! C’est un processeur mental qui ne s’arrête jamais.

Vous parlez de « violence invisible ». N’est-ce pas un terme fort ?

Dr. Fourcade : C’est exactement le terme qui convient. Cette charge n’est pas choisie, elle est imposée par des siècles de conditionnement social. On apprend aux petites filles à être « responsables », à anticiper les besoins des autres, à porter l’harmonie familiale.

Cette violence, elle se manifeste par l’épuisement, l’irritabilité, les troubles du sommeil, l’anxiété chronique. Combien de femmes m’expliquent qu’elles « pètent un câble » pour un détail ? Ce n’est pas le détail le problème, c’est la goutte d’eau qui fait déborder un vase déjà plein depuis des années.

Comment cette charge mentale impacte-t-elle concrètement la santé des femmes ?

Dr. Fourcade : Les conséquences sont dramatiques et sous-estimées. Physiquement d’abord : troubles du sommeil, maux de tête chroniques, tensions musculaires, problèmes digestifs… Le corps somatise cette surcharge cognitive permanente.

Mentalement ensuite : anxiété généralisée, épisodes dépressifs, sentiment d’échec permanent, perte d’estime de soi. Ces femmes arrivent dans mon cabinet en me disant « je n’y arrive plus, je suis nulle ». Non ! Elles portent la charge de plusieurs personnes !

Et socialement : isolement, perte d’identité propre, sacrifice des projets personnels. Combien ont abandonné leurs ambitions professionnelles, leurs loisirs, leurs amitiés ?

Vous évoquez le « syndrome de la parfaite gestionnaire ». Pouvez-vous développer ?

Dr. Fourcade : C’est ce piège dans lequel tombent beaucoup de femmes. Elles deviennent expertes dans la gestion, l’organisation, l’anticipation. Leur entourage les valorise pour ça : « Heureusement que tu es là ! », « Sans toi, on serait perdus ! ».

Mais cette expertise devient une prison. Plus elles sont efficaces, plus on leur délègue. Plus elles anticipent, moins les autres prennent leurs responsabilités. C’est un cercle vicieux qui les enferme dans ce rôle de « chef d’orchestre invisible ».

Comment reconnaître les signaux d’alarme de la surcharge mentale ?

Dr. Fourcade : L’irritabilité disproportionnée est souvent le premier signal. Exploser parce que personne n’a pensé à acheter du pain, pleurer devant une machine à laver en panne… Ce ne sont pas des caprices, c’est de l’épuisement.

Autres signaux : l’insomnie avec ce mental qui tourne en boucle, les oublis répétés alors qu’on a l’habitude d’être organisée, le sentiment d’être incomprise par son entourage, la colère sourde permanente.

Et surtout : quand on n’arrive plus à identifier ses propres besoins. « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » « Je ne sais pas. » C’est révélateur d’une perte de connexion à soi.

Le télétravail et la pandémie ont-ils aggravé la situation ?

Dr. Fourcade : Complètement ! Le télétravail a effacé les frontières entre vie privée et professionnelle. Les femmes se sont retrouvées à gérer simultanément leur travail, l’école à la maison, les repas, le ménage… Le tout dans le même espace.

Et quand les enfants étaient malades, qui prenait congé ? Quand il fallait accompagner aux rendez-vous médicaux, qui s’absentait ? Majoritairement les femmes. La pandémie a révélé et amplifié ces inégalités structurelles.

Comment sortir de cette spirale ?

Dr. Fourcade : D’abord, reconnaître que ce n’est pas normal ! Stop au « c’est comme ça », « j’ai l’habitude », « ça ne me dérange pas ». Si, ça dérange, et c’est légitime.

Ensuite, verbaliser cette charge. Faire des listes concrètes de tout ce qu’on gère mentalement. Souvent, l’entourage n’a même pas conscience de l’ampleur. Ils voient les actions, pas la réflexion en amont.

Et redistribuer ! Pas déléguer – redistribuer. Déléguer, c’est « tu peux faire les courses ? ». Redistribuer, c’est « désormais, les courses c’est ton domaine, tu gères la liste, les courses, le rangement ».

Quel rôle peuvent jouer les hommes dans cette transformation ?

Dr. Fourcade : Ils doivent prendre conscience de leur privilège ! Pouvoir rentrer du travail et « déconnecter » pendant que madame gère les devoirs, le bain, prépare le lendemain… C’est un luxe inouï qu’ils ne voient même pas.

Il faut qu’ils développent leur « vision périphérique domestique ». Voir que la poubelle déborde, que le frigo est vide, que l’enfant a besoin de nouvelles chaussures. Sans qu’on le leur signale !

Et assumer les conséquences de leurs oublis. Si papa oublie le goûter, c’est à lui de gérer, pas à maman de « rattraper » en urgence.

Vous travaillez avec des thérapies spécifiques. Lesquelles recommandez-vous ?

Dr. Fourcade : La thérapie cognitive et comportementale fonctionne bien pour déconstruire les schémas de pensée. Beaucoup de femmes ont intériorisé qu’elles « devaient » tout gérer.

J’utilise aussi des approches systémiques pour travailler sur la dynamique familiale. Car c’est bien un système qu’il faut transformer, pas juste une femme qu’il faut « réparer ».

Et des groupes de parole entre femmes. Se rendre compte qu’on n’est pas seule, que d’autres vivent la même chose, c’est libérateur et déculpabilisant.

Un message pour les femmes qui nous lisent ?

Dr. Fourcade : Votre épuisement est réel et légitime. Vous n’êtes pas « faibles », vous n’exagérez pas, vous ne « réclamez » pas. Vous portez une charge qui n’est pas la vôtre seule.

Commencez petit : identifiez UNE tâche mentale que vous pourriez déléguer définitivement. Puis une autre. Rome ne s’est pas faite en un jour, votre libération mentale non plus.

Et surtout : reconnectez-vous à vos besoins, vos envies, vos rêves. Vous existez au-delà de votre rôle de gestionnaire. Vous avez le droit au repos, aux loisirs, aux projets personnels. Ce n’est pas de l’égoïsme, c’est de la santé mentale.


Ressources utiles :

  • Test d’auto-évaluation de la charge mentale sur chargemmentale.com
  • Livre « Fallait demander » d’Emma (bande dessinée accessible)
  • Applications de partage des tâches : Tody, Sweepy, FamCal
  • Consultations spécialisées : annuaire des psychologues formés aux questions de genre

Propos recueillis par [Nom de la journaliste]